La question est actuellement posée par certains. Pourquoi ne pas faire gérer les aspects d’absence maladie, de retour au travail, voire d’arrêt des rapports de service pour cause de maladies, uniquement par les ressources humaines ?
La réponse est ici fondée sur deux piliers fondamentaux que sont, d’une part, les connaissances spécifiques des relations santé-travail, d’autre part, le secret médical.
Premier pilier : La logique est de confier ces problèmes à ceux qui les connaissent le mieux. La présence de médecins du travail en Suisse, historiquement médecins d’entreprise, s’est mise en place pour garder les collaborateurs à leur poste de travail, donc en bonne santé. Cette présence s’est ensuite renforcée pour répondre aux exigences légales1 qui se sont précisées avec la révision de la directive MSST entrée en vigueur en 20002. L’objectif concret et pragmatique est désormais «d’éviter la souffrance des personnes, la perte d’heures de travail et des dépenses» en faisant «appel aux spécialistes de la sécurité au travail (MSST)». Faut-il rappeler que le M de MSST est le M de médecin ?
Pour gérer au mieux les relations santé-travail, ce que certains confrères traduisent en «soigner le travail pour éviter qu’il ne rende les collaborateurs malades», il faut d’une part bien connaître «le travail» en parcourant l’entreprise, en visitant les postes, en se formant en toxicologie, en ergonomie, en connaissant la loi sur le travail. D’autre part, pour projeter et prévenir des effets néfastes sur la santé, il faut connaître le corps humain, la santé mentale, et les maladies; cela s’apprend à la Faculté de médecine. Cette double connaissance définit le médecin du travail. Elle apparaît logiquement indispensable à la prise de décision des mesures de prévention, individuelle et collective, à mettre en place dans les entreprises. Elle permet le diagnostic de maladie professionnelle. Enfin et surtout, cette double formation est la plus pertinente pour conseiller le meilleur moment du retour au travail et les limitations éventuelles qui doivent l’accompagner.
Deuxième pilier : Par leur déontologie et le serment qu’ils ont juré, les médecins garantissent le secret médical au collaborateur-patient. Le gros mot est lâché ! Car qui dit secret, dit que certains ne sont pas dans le secret. La plupart des hiérarchies respectent volontiers de ne pas tout connaître de leurs collaborateurs. D’autres, rares, s’irritent de ne pas tout maîtriser.
Or la santé est une affaire privée.
C’est parce qu’il connaît à la fois les détails de la maladie, des traitements et des contraintes du poste que le médecin du travail peut comprendre l’absence, projeter sur sa durée et sur le retour en activité. Il se prononce sur les questions d’aptitude, parfois conditionnelle, de limitations d’activité ou d’inaptitude. Il communique ces informations administratives aux responsables hiérarchiques et aux ressources humaines pour organiser au mieux le retour professionnel, si besoin modifier le poste, ou en chercher un autre pour maintenir le collaborateur au travail en préservant sa santé. En effet, le médecin du travail n’agit pas seul dans l’entreprise, mais en collaboration avec les différents acteurs qui «gravitent» autour du collaborateur : hiérarchie, ressources humaines, assurances sociales. Tous doivent se rencontrer régulièrement et oeuvrer ensemble, chacun dans les limites de son rôle respectif, afin d’accompagner le collaborateur de la manière la plus adaptée à sa situation. Le rôle du médecin du travail s’inscrit donc au coeur du fonctionnement de l’entreprise avec la particularité fondamentale qu’est le secret médical.
Avec le consentement éclairé du collaborateur, le médecin du travail partage des informations avec le médecin traitant. Ce dernier explique les symptômes évalués, les diagnostics posés, les traitements mis en place. Le médecin du travail décrit les risques professionnels et les conditions environnementales rencontrées sur le plan toxicologique, ergonomique ou des relations humaines. Ces échanges se font pour l’avantage du collaborateur, de son retour au travail, du maintien de son cadre financier et social. Toujours dans le plus strict respect du secret médical. Même dans ce cadre déontologique clair, la confiance doit se mériter.
Les réponses concernant la durée de l‘absence ou des limitations d’activités ne sont pas toujours rapides. C’est parce que le sujet est sensible. Il s’agit d’êtres humains, tous uniques, nos patients. Nous entendons parfois: «une jambe cassée, cela ne m’a pas empêché de revenir travailler après une semaine, moi !» Ou «Cela fait 6 mois qu’elle nous balade avec ses histoires d’épaule» ou encore «sa soit disante dépression… s’il avait un peu plus de volonté». Et l’agacement des collègues monte contre le collaborateur absent et parfois contre le médecin qui « le protège ». Mais la plupart des maladies ne s’affichent pas sur le front des humains. Les effets secondaires des traitements non plus.
Seul un médecin connaissant à la fois la maladie et l’environnement professionnel peut se positionner sur l’adéquation entre un état de santé et un poste de travail. Le collaborateur lui-même est parfois dans l’erreur. Par exemple, en souhaitant retrouver vite un travail qu’il apprécie, il peut sous-estimer les conséquences d’une chimiothérapie pour évoluer dans une atmosphère à haut risque microbiologique, ou reprendre le port de charges lourdes alors que des discopathies menacent ses racines nerveuses. D’autres, malgré de sérieux problèmes de santé et d’importantes limitations d’activité peuvent refuser l’arrêt maladie ou le changement de poste. Charge supplémentaire et stress pèsent alors lourdement sur leurs collègues et leur supérieur hiérarchique. Là aussi, connaître parfaitement les pathologies, le poste de travail, l’environnement humain personnel et professionnel, et pouvoir discuter avec le médecin traitant, tout cela est indispensable pour donner le juste conseil au collaborateur et à l’entreprise qui l’emploie. En sachant que les médecins du travail ne sont pas dupes: connaissant les contraintes d’un poste et les aménagements possibles, ils sont bien placés pour évaluer l’utilité d’un arrêt de travail qui se prolonge, parfois un peu trop, ou qui survient au moment le plus « opportun ». Dans les rares cas où le collaborateur ne collabore plus, que le doute s’installe fortement, c’est le médecin-conseil (ou médecin expert) qui peut être amené à prendre le relais et à se prononcer sur des certificats d’arrêt maladie.
Nous comprenons bien le souhait de certains d’obtenir des réponses rapides et claires (pour eux) aux questions des durées d’absence maladie et des limitations d’activités. Mais des réponses trop rapides risquent d’être incorrectes et injustes. De plus, si cette rapidité doit se faire en utilisant des personnes autres que des médecins (les ressources humaines étant alors souvent envisagées), comment ce personnel non médical obtiendra- t-il des informations médicales, donc strictement privées, auprès des médecins traitants ? Comment ces informations seront-elles comprises et utilisées ? Si les réponses ne viennent pas, quelles pressions seront-elles mises sur le collaborateur malade ? Que va-t-il advenir de son poste, puis de sa santé ?
La santé est une affaire sérieuse et privée. Les ponts d’informations entre le monde de la santé et le monde du travail doivent respecter le secret médical et la vie privée du patient. La santé au travail, la médecine du travail mérite des professionnels qui, en toute occasion, respecteront systématiquement et totalement ce secret.
Dr Martine Balandraux Olivet
Présidente du Groupement genevois des médecins spécialistes en santé du travail
NB : Pour rester concise, je n’ai pas abordé ici le rôle des autres acteurs de la santé au travail comme les infirmières, qui agissent sous délégation du médecin, les ergonomes et les chargés de sécurité. Ceux avec lesquels je travaille savent mon respect et ma gratitude pour leurs efforts quotidiens.
1 La santé au travail est régie en Suisse par l’ Ordonnance 3 relative à la loi sur le travail (Hygiène, OLT 3). Extrait :
L’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires afin d’assurer et d’améliorer la protection de la santé et de garantir la santé physique et psychique des travailleurs. Il doit en particulier faire en sorte que :
a. en matière d’ergonomie et d’hygiène, les conditions de travail soient bonnes;
b. la santé ne subisse pas d’atteintes dues à des influences physiques, chimiques ou biologiques;
c. des efforts excessifs ou trop répétitifs soient évités;
d. le travail soit organisé d’une façon appropriée.
2 La révision de la directive MSST, en vigueur depuis le 1er février 2007 :
• règle l’appel au spécialiste de la sécurité au travail (MSST);
• prescrit une détermination des dangers et la planification des mesures;
• contient des exigences pour les groupes-cibles spécifiques sur le plan du système de sécurité de l’entreprise.
L’objectif concret est d’empêcher, par une procédure systématique, les accidents et les maladies professionnelles et d’éviter ainsi la souffrance des personnes, la perte d’heures de travail et des dépenses.